2.
Contact

 

3 septembre 1971

 

Je ne me sens pas bien. Cet après-midi, Sam m’a montré un livre qu’il vient juste de « découvrir ». Lorsque je l’ai pris et que j’ai vu la couverture, j’ai failli le lâcher de terreur. C’était une première édition de l’ouvrage de Harris Stoughton : De l’art de vaincre la magye.

Où a-t-il pu le trouver ? Nos parents ne lui ont pas encore parlé de leur bibliothèque et, de toute façon, ils n’ont pas de livres de Harris Stoughton. Sam m’a dit qu’il l’avait déniché à la bibliothèque municipale et qu’il l’avait rapporté à la maison. Il l’a volé ! Il prétend que le livre voulait qu’il le prenne !

Je ne reconnais plus mon frère. Je lui ai demandé s’il avait la moindre idée de qui était Harris Stoughton et, évidemment, il l’ignorait complètement. Je lui ai appris que c’était le sorcier le plus tristement célèbre de Nouvelle-Angleterre, qu’il avait instrumentalisé la magye noire et l’hystérie anti-sorcière de l’époque pour se débarrasser du plus grand nombre possible de sorciers non-Woodbane. Il a même tué quelques membres de notre famille – même si, cela, je l’ai gardé pour moi. Je voyais bien qu’il se sentait suffisamment coupable comme ça.

Je pensais qu’on n’en parlerait plus. Cependant, lorsque je lui ai rendu le volume en lui demandant ce qu’il comptait en faire, Sam m’a dit qu’il ne savait pas encore. Je le connais. Si j’essaie de le forcer à s’en débarrasser, il voudra le garder à tout prix. J’aimerais bien prévenir nos parents. Cependant, je redoute leur réaction.

Déesse, donne-moi la sagesse et le courage nécessaires pour supporter de vivre avec ce livre maléfique dans la maison.

 

Sarah Curtis

 

 

* * *

 

 

Le haut bâtiment de brique rouge du lycée de Widow’s Vale se dressait d’un air menaçant dans le ciel gris. J’ai tenté d’ignorer l’impression de désespoir qui me collait à la peau depuis la veille. Je n’étais jamais de bonne humeur le matin, et les courtes journées d’hiver n’arrangeaient guère les choses. Le fait que Mary K. était venue au lycée avec sa copine Susan Wallace au lieu de m’attendre, non plus. Elle ne voulait plus me parler.

J’ai croisé Jenna sur le parking et nous nous sommes dirigées ensemble jusqu’à l’escalier menant au sous-sol, notre repaire habituel. La plupart des autres membres de Kithic étaient déjà là. Robbie était adossé aux genoux de Bree, qui lui avait passé les bras autour du cou. Ethan et Sharon étaient enlacés un peu plus haut sur les marches. Assise tout en bas, Raven s’était appuyée au mur sous la rampe. Elle portait une chemise rouge et un pantalon en cuir taille basse qui dévoilait le cercle de flammes tatoué autour de son nombril – une tenue presque chaste, pour une fois.

— Salut, m’a lancé Bree avec un sourire chaleureux qui m’a un peu remonté le moral. Comment ça s’est passé, hier soir ?

— Très bien. Ils ont tous été charmants et charmés.

— De quoi vous parlez ? a demandé Sharon en ôtant son cardigan bleu ciel pour le glisser sur ses épaules.

— Hunter a eu droit au dîner officiel de présentation aux parents, a expliqué Robbie.

— Oh ! le pauvre, a grommelé Ethan. Ce genre de trucs devrait être interdit par la Convention de Genève ! Aïe !

Sharon venait de lui donner un coup de coude dans le genou.

— C’est vrai qu’on était tous un peu tendus, au début, mais tout le monde a fait des efforts et ça s’est bien passé.

— Pas étonnant, a répondu Robbie. Hunter est le gendre idéal.

— Vraiment ? me suis-je étonnée.

— Oui, il est sérieux, généreux, intelligent. Exactement ce qu’il te faut.

— Et en plus, c’est un sorcier, a ajouté Raven d’un ton sarcastique. Quels parents ne seraient pas enchantés ?

J’ai ignoré sa remarque tant les paroles de Robbie me faisaient plaisir. J’étais soulagée qu’il ne m’en veuille plus après notre dispute à New York. Il m’avait accusée, à raison, d’abuser de mes pouvoirs. J’apprenais peu à peu à me montrer plus responsable et, comme Robbie l’avait remarqué, Hunter y était pour beaucoup.

— Au fait, Morgan, tu as eu des nouvelles de Killian ?

— Non, ai-je avoué avec regret. Je ne sais pas où il est. À New York, sans doute.

Même si Killian n’était pas fiable, je l’appréciais beaucoup. Et j’adorais avoir un grand frère.

Soudain, Alisa nous a rejoints. C’était la plus jeune d’entre nous ; avec ses cheveux châtains aux reflets cuivrés et ses grands yeux bruns, elle avait un peu l’air d’une chouette.

— Bonjour, tout le monde, a-t-elle lancé d’une petite voix. Bonjour, Morgan.

— Salut, Alisa.

J’étais contente qu’elle se joigne enfin à nous. D’habitude, par timidité, elle restait avec les autres élèves de seconde.

Sharon lui a adressé un grand sourire et a tapoté la marche où elle avait pris place. Alisa est allée s’asseoir près d’elle.

Robbie a jeté un coup d’œil à sa montre avant de déclarer :

— Il faut que je passe à la bibliothèque. Le cours d’espagnol commence dans dix minutes. J’ai encore le temps de réviser.

— Je t’accompagne, a annoncé Bree, qui ne voulait visiblement pas le lâcher.

Une lueur étrange a éclairé un instant le regard de Robbie.

— Super. Allons-y, à plus, tout le monde !

— On se parle à midi, d’accord ? m’a lancé Bree en me serrant le bras. Je veux connaître tous les détails.

— Bien sûr.

J’étais stupéfaite de la voir rejoindre Robbie en trottinant plutôt que de rester avec nous. Elle n’était pas du genre à faire du zèle, question révisions.

— Alors, Morgan, prête pour le contrôle ? m’a demandé Jenna en se glissant à la place de Robbie.

— Quel contrôle ? ai-je rétorqué, le ventre noué.

— Toi aussi, tu as Powell en histoire, non ? La semaine dernière, il nous a dit qu’il donnait un DST sur la guerre civile à toutes ses classes. Aujourd’hui.

Effectivement, ça m’est revenu d’un coup.

— Je croyais que c’était jeudi prochain, ai-je gémi.

Encore une fois, j’avais manqué de sérieux.

— Tu as cours à quelle heure ?

— Cet après-midi.

— Bon, ça te laisse un peu de temps, a-t-elle tenté de me rassurer en fouillant dans son sac. Je vais te donner mes fiches, tu pourras les lire en plus de tes notes de cours. Tiens. Ne t’inquiète pas, ça va aller.

— Merci.

Je n’avais pas d’autre choix que de la croire. Lorsque la sonnerie a retenti, j’ai su que la journée serait très longue.

 

* * *

 

Je me suis glissée derrière le volant de Das Boot en frissonnant presque d’épuisement. Même si j’avais réussi à étudier les notes de Jenna pendant les autres cours, cela n’avait pas suffi. Je me suis retenue de dire à M. Powell qu’il ne devait pas s’embêter à noter ma copie. J’allais encore avoir un F.

Quand j’avais croisé Mary K. à la sortie, elle m’avait avertie qu’elle partait pour son entraînement de pom-pom girls et qu’une de ses copines la raccompagnerait. Elle ne m’a rien dit d’autre de la journée.

Je n’avais aucune envie de rentrer chez moi, pour me retrouver seule entre quatre murs. Mes parents ne reviendraient pas avant des heures et je n’aurais personne à qui parler de mes malheurs. Enfin, je ne leur aurais sans doute pas avoué que je venais de rater un contrôle…

Je me suis dirigée vers la maison de Hunter. Déesse, faites qu’il soit là, ai-je prié en repensant à la douce sensation d’apaisement que j’avais éprouvée la veille au soir dans ses bras.

Il m’attendait sur le seuil lorsque je suis arrivée devant chez lui.

— La journée a été difficile ? m’a-t-il demandé en se penchant pour m’embrasser, tandis que je grimpais les marches du perron.

— Abominable.

Je me suis pendue à son cou. Sa bouche avait le goût du thé à la cannelle.

— Raconte-moi tout, a-t-il répondu en m’attirant à l’intérieur, le sourire aux lèvres.

Le parfum épicé de la cannelle m’a effleuré les narines lorsque je l’ai suivi dans son petit salon. Je n’ai pas eu besoin de mes sens de sorcière pour savoir que Sky était dans sa chambre.

— Je devrais peut-être aller la saluer…

— Non. Elle descendra si elle en a envie. Elle n’a pas le moral, en ce moment.

Comme Raven jouait les dures, je ne savais pas trop comment elle-même vivait leur séparation. En revanche, Sky en souffrait beaucoup. J’avais de la peine pour elle : elle devait supporter seule leur rupture, puisque tous ses amis étaient de l’autre côté du globe.

Après avoir accroché nos manteaux, Hunter m’a attirée près de lui sur le canapé élimé.

— Eoife m’a rappelé ce matin. Elle s’inquiète pour toi. Elle voudrait que tu t’inities à la magye défensive. Et moi aussi.

— Qu’est-ce que c’est ? Une sorte d’autodéfense pour sorciers ? ai-je demandé en pouffant.

— Exactement, a-t-il confirmé, pas le moins du monde amusé. Vu tout ce qui t’est arrivé, ce ne serait vraiment pas du luxe. Et puis, c’est l’un des sujets abordés lors des rites qui précèdent l’initiation.

— Je pensais que mon initiation aurait lieu un an et un jour après mon premier cercle. Je ne savais pas qu’il fallait s’y préparer.

— Il s’agit d’autre chose. La cérémonie dont tu parles est une simple formalité, accessible à tous. Moi, j’évoquais ton initiation de sorcière de sang. Qui est plus compliquée. Une fois que tu es un membre initié d’un coven, tu commences à te préparer pour les rites de préapprentissage – une série d’épreuves qui visent à tester tes pouvoirs magyques et tes connaissances. Le but étant d’éliminer ceux qui ne sont pas assez sérieux dans leurs études ou qui ne contrôlent pas suffisamment leurs pouvoirs.

J’ai réprimé un soupir pendant qu’il poursuivait :

— Après ces tests, tu deviendras l’apprentie d’un sorcier de sang qui te guidera jusqu’à ce que tu sois prête à subir l’initiation complète.

— Combien de temps est-ce que cela demande ?

— Ça dépend. Quelques années…

Je me suis efforcée de cacher ma déception. Des années ?

— À ce propos, Eoife t’a trouvé un mentor qui va venir deux semaines pour t’enseigner la magye défensive. Nous allons l’héberger, Sky et moi. Elle s’appelle Erin Murphy, et elle sera là ce week-end.

— Elle est douée ?

— C’est la meilleure, m’a-t-il assuré d’un ton catégorique. En attendant son arrivée, elle m’a demandé de te montrer les bases.

Il s’est levé pour prendre dans le buffet près de la cuisine une coupelle en bronze ainsi qu’une craie. Il a commencé à dessiner un petit cercle sur le sol, derrière la table basse, et a attendu que j’y sois entrée pour le terminer. Dans la coupelle, il a pris une pincée de sel et l’a saupoudré autour de nous.

— Avec ce sel, je purifie notre cercle.

Mains jointes, yeux clos, nous avons respiré profondément pendant plusieurs minutes. Je sentais mes sens se déployer toujours plus loin, comme si la maison et tout ce qu’elle contenait n’étaient qu’une extension de moi-même. À chaque inspiration, je m’emplissais d’énergie, tout comme Hunter. Nos corps, joints par nos doigts enlacés, ne faisaient plus qu’un, fusionnés dans un faisceau de connexions qui nous reliaient au reste du monde. D’un même mouvement, nous avons baissé les bras et ouvert les yeux pour plonger dans le regard de l’autre.

On aurait dit qu’une fenêtre venait de s’ouvrir : je voyais la profondeur des émotions de Hunter, son besoin farouche de me protéger, son intégrité, son amour pour moi. J’apercevais également sa fureur sans bornes, que je savais dirigée contre les forces obscures qui avaient frappé sa famille. Poursuivis par la vague noire, ses parents les avaient abandonnés, lui, son frère et sa sœur, pour les protéger. Hunter pensait qu’ils étaient toujours en vie, et qu’il pouvait les aider. Il s’en voulait de ne pas pouvoir en faire davantage, lui qui s’entêtait à croire que, si seulement il faisait plus d’efforts, il pourrait tout arranger. Ce tourbillon d’émotions m’a coupé le souffle.

Tout à coup, la fenêtre s’est refermée et Hunter est redevenu juste lui-même.

— La première leçon, c’est le tàth meànma divagnth, a-t-il annoncé.

— C’est comme le tàth meànma brach ?

— Pas vraiment. L’objectif du divagnth, c’est d’utiliser les pouvoirs de l’autre et de les dévier pour qu’ils ne puissent pas t’atteindre.

— C’est l’équivalent wiccan du judo ?

Ma remarque a réussi à lui arracher un sourire. De la main droite, il m’a attrapé doucement le poignet et a tendu la main gauche vers le mur. Là, j’ai eu l’impression que mon corps était parcouru par un courant électrique, et un éclair de feu bleu a jailli de son index. La décharge d’énergie a touché le mur et s’est dissoute sans faire de dégâts.

La tête me tournait et, l’espace d’une seconde, j’ai manqué d’oxygène.

— Tout va bien ? m’a-t-il demandé en plaçant ses mains sur mes hanches.

— Oui, l’ai-je rassuré en inspirant profondément. Ça m’a juste coupé le souffle.

— Le but est là. C’est très efficace, face à un ennemi.

Sa mine sérieuse et le poids de ses mains puissantes sur mes hanches m’ont rappelé qu’il avait suivi des années de formation et que ses connaissances dépassaient mon imagination.

— Apprends-moi.

Il a passé presque une heure à me montrer différentes techniques « de base » pour détourner une attaque magyque. J’avais tant à apprendre… Même avec le savoir d’Alyce, qui était considérable, il me restait un monde à découvrir.

— Très bien, m’a-t-il félicitée lorsque j’ai utilisé une de ses parades.

Après ma dure journée, envoyer des décharges d’énergie aux quatre coins de la pièce a fini de m’épuiser totalement.

— Tu veux que je te raccompagne chez toi ? m’a-t-il proposé en me caressant les cheveux.

— Non, ai-je répondu aussitôt, car je n’avais pas envie de rentrer. On pourrait peut-être… aller au cinéma ?

À ce moment-là, Sky a descendu l’escalier, plus blême encore qu’à l’accoutumée.

— Bonjour ! lui ai-je lancé.

— Oh ! bonjour, Morgan. Je ne savais pas que tu étais là.

Cet aveu m’a étonnée. Sky était une sorcière de sang puissante, elle aurait dû percevoir ma présence. En voyant ses traits tirés, j’ai compris qu’elle était partie dans son monde.

— Je vous dérange ? a-t-elle demandé à Hunter.

— Non, j’essaie de convaincre ton cousin d’aller au cinéma. Il y a un… un super film étranger… un peu intello… qui passe en ville.

En fait, c’était un film d’action que je mourais d’envie d’aller voir, mais qui ne tenterait jamais Hunter, je le savais. Comme il avait été tourné à Hong Kong, on pouvait tout de même le qualifier de film étranger, à défaut d’intello, non ?

— Il est encore tôt, ai-je ajouté en voyant sur la pendule posée sur le manteau de la cheminée qu’il n’était que dix-huit heures quinze. On a le temps de prendre une part de pizza avant le film et je peux être rentrée pour vingt-deux heures.

Je lui ai adressé mon plus beau sourire en battant des cils.

Hunter a éclaté de rire.

— D’accord, a-t-il capitulé en levant les mains en l’air.

— Super !

Je me suis précipitée vers le téléphone de la cuisine pour laisser un message à mes parents. Vu l’accueil qu’ils avaient réservé la veille à Hunter, je me suis dit qu’ils n’auraient aucune objection contre cette sortie. Du moins tant que je n’avais pas reçu ma note d’histoire.

Après être passés en vitesse chez Pino’s Pizza pour manger un morceau, nous avons filé vers le cinéma. Hunter s’est approché du guichet et a demandé :

— Deux places pour Le Dragon de feu, s’il vous plaît.

Bouche bée, je l’ai regardé sortir son porte-monnaie.

— Quoi ? Tu ne croyais quand même pas que j’avais gobé ton histoire de « film étranger intello » ? m’a-t-il lancé avec un petit sourire en coin.

J’ai éclaté de rire en secouant la tête. Plus j’avais l’impression de le connaître, plus il me surprenait.

Le cinéma de Widow’s Vale était un ancien théâtre, décoré avec des fresques illustrant les mythes grecs. Je m’installais toujours au balcon, parce qu’on avait une vue imprenable et que personne d’autre ne venait s’y asseoir.

Nous nous sommes arrêtés un instant au stand des confiseries pour prendre du pop-corn et un soda pour moi. Lorsque je me suis retournée, je me suis retrouvée nez à nez avec Bree et Robbie.

— Salut ! a lancé Robbie en se servant dans mon pop-corn.

— Hé ! ai-je protesté d’un air faussement indigné. Tu sais combien ça m’a coûté ?

— Je te rembourserai, m’a-t-il promis en commandant à son tour de quoi grignoter.

La blonde derrière le comptoir leur a tendu leurs achats et, après avoir calculé le total, elle a lancé un timide :

— Robbie ?

— Euh… oui ?

— Je suis Jessica Watts… On était dans la même classe, en CM2… Avec Mme Carleson. Tu étais assis à côté de moi.

— Jessica Watts ? a répété Robbie, abasourdi.

Je n’en revenais pas non plus. Jessica Watts ? Celle qu’on avait surnommée « Mega Watts » ? Bree et moi, nous étions dans la classe de Mme Norton, alors que Robbie était avec Mme Carleson. Les classes ne se mélangeaient pas trop, mais tout le monde connaissait Jessica. À dix ans, elle pesait déjà soixante-dix kilos. Les enfants se moquaient beaucoup d’elle à cause de son poids. Depuis, elle avait dû perdre quinze kilos et prendre dix centimètres. Elle était sublime.

— Waouh, Jessica, tu as drôlement changé ! En bien, je veux dire… Je ne sais pas si tu te souviens de Bree et de Morgan, a-t-il ajouté en nous montrant du doigt. Elles étaient dans la même école. Et voici Hunter Niall.

— Salut, a lancé ce dernier.

— Robbie, le film va commencer, a rappelé Bree.

Il a hoché la tête et a salué Jessica.

— À bientôt, lui a-t-elle répondu en souriant.

Tandis qu’on s’éloignait du comptoir, Robbie a murmuré :

— Je n’arrive pas à croire qu’elle ait autant changé.

— Tu parles, elle a fait un régime, pas de quoi pavoiser ! a grommelé Bree, un peu agacée.

— Bree ! me suis-je indignée en lui balançant un grain de pop-corn, qu’elle a dévié de la main.

— Je ne parle pas seulement de son apparence, a poursuivi Robbie. En CM2, elle avait un air de chien battu. Elle semble avoir tellement plus confiance en elle, maintenant…

Je me suis demandé pourquoi Bree ne répondait pas. D’habitude, elle a toujours une opinion sur tout. En lui jetant un coup d’œil à la dérobée, j’ai vu qu’elle jouait avec l’une de ses mèches ondulées. Au fil des années, j’avais appris la signification de ce geste : elle était inquiète.

Pourquoi donc ? Ce n’était pas son genre d’être jalouse ou possessive. En fait, Bree s’était toujours arrangée pour ne pas trop s’attacher à un garçon et avait plus d’un cœur brisé à son tableau de chasse. Il faudrait que je lui en parle plus tard. Connaissant sa vie de famille compliquée, je me demandais si tout allait bien pour elle.

— Vous montez au balcon ? nous a-t-elle interrogés devant l’escalier.

— Oui, vous nous accompagnez ? ai-je répondu pour la taquiner.

— Dans tes rêves. Tu sais ce que je pense de ce garde-fou branlant.

— À plus tard, alors, a conclu Hunter.

Bree et Robbie sont entrés par la porte principale tandis que Hunter et moi prenions l’escalier latéral. Le sourire aux lèvres, je me suis dirigée vers ma place préférée, devant la rambarde. En bas, il y avait pas mal de spectateurs, mais Hunter et moi étions les seuls au balcon. Lorsque nous nous sommes assis, le générique commençait. Hunter a posé le bras sur le dossier de mon fauteuil et je me suis blottie contre lui comme dans les films un peu gnangnan des années 1950.

— De quoi ça parle, au fait ? m’a demandé Hunter en murmurant lorsque le titre est apparu en lettres de feu.

— De baston.

— Ah ! formidable.

Au bout de vingt minutes, j’ai remarqué qu’il semblait mal à l’aise. Il s’est d’abord tourné un peu sur la gauche, puis sur la droite, avant d’ôter son bras de mon dossier pour empoigner les accoudoirs.

— Ça va ?

Comme il ne me répondait pas, je me suis tournée vers lui. Son visage, où dansaient les ombres étranges du film, était blanc comme un linge et il remuait les lèvres comme s’il essayait en vain de parler. Mon cœur s’est emballé lorsque je l’ai vu fermer les yeux et retenir son souffle. Je lui ai pris le bras et me suis trouvée presque écrasée par le poids d’une force invisible. Des vagues d’émotions ont déferlé sur moi – désespoir, souffrance, nostalgie, regrets, peur. Une peur panique. Ces sensations me secouaient si violemment que j’ai cru m’évanouir.

Soudain, le déluge s’est interrompu. Les épaules de Hunter se sont décontractées. C’était fini.

Épuisée, je me suis affaissée dans mon fauteuil en écoutant la respiration de Hunter – ou était-ce la mienne ? Nos deux souffles étaient rauques et saccadés.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? ai-je gémi.

— C’était mon père.

— Tu en es certain ?

Lorsque nous étions à New York, Hunter avait utilisé une cosse ensorcelée pour tenter d’envoyer un message à ses parents. Jusqu’à présent, nous n’avions eu aucune nouvelle et je savais que Hunter craignait le pire.

— Oui. Sans l’ombre d’un doute.

— Et… qu’est-ce que ça veut dire ?

Hunter s’est penché en avant, les coudes sur les genoux. Il est resté ainsi un moment, comme écrasé de fatigue. Puis il s’est tourné vers moi.

— Je ne sais pas. Mais je compte bien le découvrir.

J’ai expiré longuement pour relâcher ma peur et mon stress et, lorsque j’ai relevé la tête vers l’écran, les images m’ont semblé complètement incohérentes.

— Sortons d’ici, ai-je murmuré.

J’ai passé tout le trajet du retour à m’interroger sur la signification de ce message. Les mâchoires serrées, Hunter était concentré sur la route. Tout en regardant les formes massives des arbres défiler, je me suis demandé ce qu’il devait éprouver, à savoir que ses parents étaient là, quelque part. Qu’ils avaient peut-être besoin d’aide. Et qu’il ne pouvait pas la leur donner.

Peu après, Hunter a garé sa vieille Honda devant chez lui. Il s’est mis au point mort, les yeux perdus dans le vague. Sans un mot, il a ouvert sa portière pour sortir dans la nuit glaciale. Je l’ai imité et me suis dirigée vers Das Boot.

— Hunter… ai-je chuchoté.

Ma voix s’est brisée. Je ne savais pas quoi dire. Je l’ai pris dans mes bras en regrettant que cela ne suffise pas à l’apaiser.

— Je vais les retrouver, a-t-il annoncé.

Les mots sont restés suspendus entre nous un instant, dans la pénombre. Lorsqu’il s’est écarté, ses yeux brillaient d’un éclat étrange, presque prédateur.

— De quelle façon ?

— Je ne sais pas trop. Alors que le Conseil devait remonter deux ou trois pistes, il n’a rien découvert de nouveau depuis longtemps. On m’a dit de ne pas m’en mêler… Je crois que j’ai assez attendu. Le moment est venu pour moi de me lancer à leur recherche.

— Tu n’as aucune idée de l’endroit où ils sont ! ai-je protesté.

— Pour l’instant.

Son regard s’est adouci. Il s’est penché pour m’embrasser, avec douceur mais insistance. Mon cœur s’est mis à palpiter. Il a glissé les mains sous mon manteau pour me caresser le dos.

— Hunter, ai-je repris. Je sais que je vais avoir l’air de la petite amie un peu cruche qu’on voit dans les films en te le disant, mais tant pis : sois prudent.

Il a hésité un instant, puis a secoué la tête.

— Je le serai autant que possible.

J’ai repensé à la vague noire, à ce qu’il lui faudrait affronter pour sauver ses parents. Il avait raison. La prudence n’était pas de mise.

— Je comprends, ai-je soupiré. Je penserai à toi, cette nuit.

Après lui avoir donné un dernier baiser, je suis montée dans Das Boot.

— Bonne nuit, Morgan, m’a-t-il lancé avant de me quitter.

 

* * *

 

La maison était silencieuse lorsque je suis rentrée. J’ai accroché mon manteau et enlevé mes bottes pour ne pas mettre de la boue partout.

— Bonsoir, maman, ai-je murmuré en entrant dans la cuisine.

Ma mère était penchée au-dessus d’une pile de dossiers étalés sur la table. J’ai sorti un verre du placard.

— Tu rentres un peu tard, non ?

— Tu n’as pas eu mon message ? lui ai-je demandé, étonnée par sa remarque. J’étais au cinéma avec Hunter.

— Je sais. Tu as cours demain, il me semble ? Tu as fini tes devoirs ?

— Non, ai-je répondu, incapable de mentir.

Ma mère a poussé un soupir exaspéré.

— Alors, tu dois comprendre où est le problème.

Sa moue contrariée creusait de profondes rides au coin de sa bouche.

— N’est-ce pas ? a-t-elle ajouté. Morgan, j’ai l’impression que tes priorités ne sont plus les bonnes.

— C’est faux.

— Vraiment ? Tu ne viens plus avec nous à l’église, a-t-elle poursuivi d’une voix tremblante. On ne te voit plus… C’est comme si tu disparaissais de la famille.

J’ai soudain compris pourquoi ma mère était tellement impatiente de faire la connaissance de Hunter. S’il est vrai qu’elle voulait s’assurer que c’était quelqu’un de bien, elle avait aussi l’impression que je m’éloignais d’eux et cherchait donc à se rapprocher de moi.

— Je suis désolée, maman, ai-je répondu en me sentant coupable. Je n’aurais pas dû sortir un soir de semaine. Je pensais que, puisque papa et toi vous appréciez tant Hunter, cela ne vous dérangerait pas. Et je n’ai pas grand-chose à faire pour demain. J’ai encore le temps de finir.

— Morgan, je ne veux pas te forcer à faire quoi que ce soit, m’a-t-elle expliqué en repoussant ses dossiers. Et j’apprécie beaucoup Hunter, en effet. Mais tu me manques. Tu nous manques à tous. J’aimerais qu’on trouve un moyen de passer du temps ensemble.

J’ai réfléchi un instant avant de suggérer quelque chose :

— On pourrait se réserver une soirée de temps en temps. Une « soirée famille »…

Elle a croisé les bras – signe de réflexion chez elle.

— Oui, une fois par semaine, ce serait une bonne chose.

J’ai acquiescé en me disant que si je passais davantage de temps avec eux, mes parents comprendraient peut-être qu’il y avait de la place pour eux et pour la Wicca dans ma vie.

— Entendu, Morgan. Je vais en parler à papa et à Mary K. Et je vais trouver quelque chose de sympa à faire tous ensemble, a-t-elle conclu en m’embrassant sur le front.

— Chouette, ai-je répondu en attrapant une pomme dans la corbeille à fruits au milieu de la table. Je monte faire mes problèmes. Désolée d’être rentrée si tard. Et toi, ne travaille pas trop, ai-je ajouté en lorgnant ses dossiers.

— Mmm…

J’ai croqué ma pomme dans l’escalier et, une fois dans ma chambre, je me suis couchée avec mon livre de maths. Et la fatigue que j’avais combattue toute la journée m’a aussitôt rattrapée. J’ai fermé les yeux en pensant me reposer une minute. Je ne me suis réveillée que le lendemain matin.

L'appel
titlepage.xhtml
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_054.html
Tiernan,Cate-[Wicca-3]L'appel(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_055.html